Le 4 août, les travailleurs de l’entrepôt Amazon de Tilbury ont débrayé. Ils s’étaient vu proposer une augmentation de salaire de 35 pence, soit une hausse de 3 % par rapport au salaire horaire de 11,10 £ dans la région de Londres, ce qui est bien inférieur à l’indice des prix à la consommation, actuellement de 10,1 % et qui devrait atteindre 13 % d’ici octobre.

Des témoignages de première main sur la grève décrivent comment le choc d’une offre salariale inférieure à l’inflation a provoqué un arrêt de travail imprévu. Les travailleurs de tous les départements ont abandonné leurs outils avant de se réunir à la cantine pour une réunion infructueuse avec la direction. À Rugeley [au nord de Birmingham], dans un autre entrepôt le personnel d’Amazon a également arrêté le travail, et très vite, des séquences vidéo des deux grèves ont circulé sur Tik Tok. Ces images ont inspiré d’autres débrayages le jour suivant, et l’action a continué à se développer à partir de là.

Après une semaine d’action, l’antagonisme entre les travailleurs et les patrons d’Amazon semble être entré dans une phase plus calme. Cet article présente donc quelques données sur ce qui vient de se passer, un contexte sur ce que cela signifie, et quelques spéculations sur ce qui pourrait suivre.

En observant de près Twitter et différents reportages, nous avons pu rassembler un petit ensemble de données décrivant ce qui s’est passé et quand. Il montre comment un conflit informel qui a commencé à Tilbury et Rugeley s’est transformé en la plus grande révolte sauvage contre Amazon jamais vue dans le monde (pour l’instant).

Entre le 4 et le 11 août, nous avons eu connaissance d’au moins 22 actions différentes, allant de grèves à des ralentissements dans l’exécution des opérations et des protestations, sur 11 lieux de travail différents.

Voici ces données dans un tableau:

Pour comprendre la signification de ces données, il est nécessaire de creuser un peu plus en détail la composition des classes qui prévaut chez Amazon.1

L’arrière-pays logistique

En sortant de la capitale, en descendant l’estuaire de la Tamise vers le port à conteneurs géant de Tilbury, Amazon devient progressivement de plus en plus omniprésent. On remarque d’abord les camionnettes qui descendent l’A13 vers l’est de Londres en nombre toujours croissant, puis les bus affrétés, qui amènent les travailleurs de Canning Town et de West Ham vers LCY2 - un centre de distribution géant (FC) 2 qui se dresse au-dessus d’un rond-point, en vue du port.

LCY2 accueille 1 500 des 70 000 travailleurs employés par Amazon au Royaume-Uni. Ils y travaillent en trois équipes pour décharger les camions, stocker les marchandises, les récupérer, les emballer pour la distribution et les trier en vue de leur expédition. La main-d’œuvre est divisée en cinq unités isolées : les réceptionnaires, les préparateurs, les rangeurs, les ramasseurs et les livreurs, et surveillée par des chefs itinérants et des “résolveurs de problèmes”. La composition technique des entrepôts d’Amazon a évolué rapidement au cours des dernières années : les travailleurs travaillent désormais en étroite collaboration avec les robots industriels Kiva, qui déplacent des étagères mobiles dans une enceinte non éclairée au centre de l’installation. Les robots déplacent ces étagères vers des stations de rangement et de prélèvement, où les travailleurs sont invités à charger et décharger des articles par un système d’IA qui leur donne des instructions par le biais de lumières colorées. Comme le montre la série d’enquêtes publiées par Notes from Below, le travail est caractérisé par des niveaux élevés de surveillance et une gestion intensive de la productivité [3].

Cette configuration est sensiblement la même dans les autres FC [4] du Royaume-Uni. Le système logistique d’Amazon n’est toutefois pas constitué uniquement de hangars gigantesques occupant des espaces sans limites visibles. D’autres lieux de travail, tels que les centres de tri et les centres de livraison, servent de base à la flotte massive de conducteurs Flex qui travaillent pour alimenter les plate-formes de livraison finales d’Amazon. Amazon investit également dans l’infrastructure spécialisée nécessaire au fonctionnement de son service d’épicerie Amazon fresh, ainsi que dans d’autres fonctions telles que les services Web d’Amazon. Les FC ne sont qu’un point dans ce vaste réseau, mais un point très important.

Une action sans précédent

Amazon n’a jamais connu de grèves sauvages de ce type. Avant cette vague, six actions sauvages avaient été enregistrées dans des centres de distribution à travers le monde : à Poznan (Pologne, 2015), Lille (France, 2018), Minnesota (États-Unis, 2019), New York (États-Unis, 2020) et Chicago (États-Unis, 2020 et 2021). Aucune de ces grèves ne s’est étendue à d’autres FC, et toutes semblent avoir été caractérisées par une participation plus limitée. Aucune ne s’est jamais étendue au niveau international auparavant, ce que ces grèves sauvages semblent justement être en train de faire. Le 16 août, Inland Empire Amazon Workers United a mené un débrayage chez KSBD à San Bernardino, en Californie du Sud, pour protester contre les salaires et les températures élevées sur le lieu de travail. En Turquie, jusqu’à 600 travailleurs auraient également débrayé dans un entrepôt à Kocaeli pour protester contre une inflation qui atteint 79,6 %. Les actions officielles soutenues par les syndicats semblent également continuer à se développer, avec le syndicat Amazon Labour Union aux États-Unis qui demande une nouvelle élection pour la reconnaissance syndicale au FC ALB1 [nord de l’État de New-York], ainsi qu’un énième arrêt de travail mené par les travailleurs de Verdi à Bad Hersfeld, Allemagne, où les actions de grève se poursuivent par intermittence depuis 2013.

Il ne faut donc pas s’étonner qu’Amazon n’avait pas sous la main de mode d’emploi à utiliser immédiatement en réponse à ces grèves. L’entreprise a une vaste expérience de la lutte contre les tentatives de syndicalisation, mais il s’agit cette fois-ci d’un scénario très différent. Comme l’a noté un travailleur dans un compte rendu de la grève, le directeur général était « presque silencieux », « ne sachant pas quoi nous dire ».

L’histoire des tentatives syndicales d’organiser les travailleurs d’Amazon au Royaume-Uni est une histoire d’échecs désastreux. En 2001, le Graphical, Paper and Media Union (GPMU, aujourd’hui fusionné avec Unite) a entrepris d’organiser les travailleurs du premier FC britannique d’Amazon, qui avait ouvert à Ridgmont près de Milton Keynes trois ans plus tôt, en 1998. Situé dans une zone à fort taux de chômage près de l’autoroute M1, le site était un candidat de choix pour la nouvelle filière de la logistique. À l’époque, Amazon y employait environ 500 travailleurs, et au cours d’une campagne de syndicalisation, 100 d’entre eux ont rejoint le GPMU.

Cependant, malgré ces progrès apparents, Amazon avait un plan de bataille. Ils ont combiné la victimisation des syndicalistes et des réunions antisyndicales captives avec une série de concessions, notamment une augmentation de salaire de 10 %. Amazon a ensuite lancé un scrutin de reconnaissance syndicale statutaire, dans le but apparent d’écraser le syndicat au FC. Gregor Gall [5], écrivant quelques années plus tard, a décrit ce qui s’est passé ensuite:

« Au moment du scrutin, le GPMU a reçu 23 lettres de démission de travailleurs, sur du papier à en-tête d’Amazon, dont 10 ne provenaient pas de membres du syndicat. Pendant le scrutin, un responsable du GPMU a déclaré avoir vu des bulletins de vote pré-imprimés pour le ’non’ et le personnel était vétu de T-shirts disant au syndicat de retourner dans les livres d’histoire. Le résultat du scrutin a été “concluant” : sur les 500 membres du personnel, 90 % ont voté, 80 % contre la reconnaissance du syndicat, 15 % pour et 5 % de bulletins nuls. Le GPMU a reçu moins de voix qu’il n’avait de membres ».

Pendant la décennie qui suivit cette défaite traumatisante, les syndicats sont restés à l’écart, et les salaires des travailleurs ont commencé à baisser de manière constante en termes réels. Ce n’est qu’en 2013 que le GMB a relancé une campagne Amazon, qui s’est surtout appuyée sur des pressions publiques sur l’employeur, par le biais de manifestations, d’actions en justice, de pétitions, d’interventions dans la presse et de coups médiatiques. Il y a eu peu de preuves tangibles d’un quelconque recrutement ou d’une action significative des travailleurs. Deux autres syndicats, Unite et le BFAWU, ont également montré une certaine intention d’organiser les travailleurs d’Amazon, mais avec aussi peu de résultats. Alors que Verdi en Allemagne, la CGT en France et l’Amazon Labour Union aux États-Unis ont tous réussi, à un degré ou à un autre, à vaincre les actions anti-syndicales d’Amazon, on ne peut pas en dire autant du mouvement syndical britannique.

Que se passe-t-il ensuite ?

Amazon étend sa présence au Royaume-Uni. La société a ajouté 25 000 employés en 2021, et la tendance semble se poursuivre. Parallèlement à cette expansion de la force de travail, Amazon injecte également de l’argent dans le capital fixe. En ce moment, une installation de 140 000 m2 est en cours de construction à Wynard, juste au nord de Middlesbrough. Elle devrait être terminée le 30 septembre. Avec une taille presque triple de celle de LCY2, elle pourrait accueillir près de 4 500 travailleurs sous un même toit si elle fonctionne comme un centre de tri de marchandises, et éclipsera même l’énorme EDI4 (Dunfermline, 93 000 m2). Mais ce nouveau centre n’est pas unique - en 2021, Amazon a ouvert tout au long de l’année une série d’installations de plus de 50 000 m2 : de BRS2 (Swindon) à NCL1 (Gateshead) ; LCY3 (Dartford) ; BHX7 (Hinckley) ; et EUK1 (Peterborough). Comme l’affirme Kim Moody [6], cette reconcentration du travail et du capital est en train de définir le “nouveau terrain” de la production capitaliste au XXIe siècle. Ces grèves démontrent le potentiel d’émergence de conflits auto-organisés sur ce terrain.

Cependant, il n’existe pas de ligne droite entre les actions sauvages et l’expansion du pouvoir des travailleurs. Le précédent de l’économie de plateforme nous montre que l’auto-organisation dans de nouveaux contextes techniques est une démonstration encore conceptuelle que les travailleurs peuvent exercer une influence sur leurs patrons, plutôt qu’une garantie qu’ils le feront effectivement.

Cependant, contrairement à l’économie de plateforme, Amazon est rentable. L’entreprise britannique a déclaré que ses bénéfices ont grimpé de 20 % pour atteindre 204 millions de livres sterling en 2021 [243 millions d’euros]. Cela suffirait à payer à chaque travailleur britannique 2 900 £ [3 945 euros] supplémentaires par an, uniquement grâce aux bénéfices. Cependant, les effets provoqués par une action de grève, même soutenue et prolongée, peut avoir du mal à imposer ce type de changement de répartition, car le subventionnement croisé du service de livraison d’Amazon avec d’autres segments rentables de l’entreprise, comme Amazon Web Services, limite la pression financière provoquée par une perturbation dans les FC d’Amazon. Les conditions générales qui prévalent dans l’industrie du transport et de l’entreposage ne sont pas non plus extraordinairement positives. Le marché du travail dans le secteur est relativement peu actif, avec seulement 52 000 postes vacants, en baisse par rapport aux niveaux plus élevés de 2021.

Des défis importants attendent les travailleurs d’Amazon. Maintenant que la vague initiale d’actions sauvages semble s’être calmée, il reste beaucoup d’incertitude quant à la suite des événements. Vont-ils s’organiser via un syndicat, vont-ils se lancer dans d’autres actions non officielles, ou Amazon reprendra-t-il le dessus ? Il est difficile de spéculer avec certitude.

Cependant, il semble probable que les réponses à trois questions détermineront le cours de la lutte à venir:

Premièrement, Amazon sera-t-il capable de rétablir son contrôle sur la force de travail ? Cela pourrait se faire soit par des changements dans le management des lieux de travail, soit par des mesures répressives contre les travailleurs auto-organisés. Quoi qu’il en soit, nous pouvons raisonnablement supposer qu’au siège d’Amazon, une équipe se consacre à l’élaboration d’une stratégie pour atteindre cet objectif. En plus de cela, il faut probablement se demander comment Amazon va se comporter vis-à-vis de l’État tout en essayant de retourner la situation contre les grévistes. La promesse de Lizz Truss [probable prochaine Première ministre] d’une législation syndicale plus répressive montre que l’intensification du système de management par lequel les sphères économiques et politiques du pays défendent les intérêts du capital est une priorité majeure. Parallèlement au projet de loi sur la répression policière et aux modifications de la carte d’électeur, une campagne combinée de répression entreprises-État est engagée.

Deuxièmement, quelle relation va s’établir entre les grévistes et les syndicats ? Le GMB a lancé une revendication salariale pour 15 £ de l’heure, et a tenté de recruter dans les FC en grève. Il semble probable qu’ils feront suivre leur revendication d’un scrutin, si leur nombre d’adhérents a suffisamment augmenté pour rendre possible une grève minoritaire. Des tensions entre Unite et GMB semblent inévitables, étant entendu que le premier est le syndicat le mieux organisé à Tilbury, mais que GMB prétend être le seul syndicat ayant le droit de s’organiser dans l’entreprise. Tout conflit de ce type devrait être résolu par le TUC, conformément à ses principes de règlement des litiges. L’entreprise peut également avoir son mot à dire quant au syndicat avec lequel elle souhaite traiter : en Pologne, lorsqu’elle a eu le choix entre un syndicat radical (le syndicat anarcho-syndicaliste IP) et le syndicat historiquement modéré Solidarnosc, Amazon a volontairement reconnu le second dans le but d’exclure le premier des négociations. Cette tentative n’a échoué que parce que Solidarnosc a refusé de négocier de manière isolée, en solidarité avec le syndicat exclu. Il est clair qu’Amazon a compris que la reconnaissance peut être utilisée dans le cadre d’une stratégie d’endiguement. Étant donné les récents accords de “partenariat” du GMB avec Uber et Deliveroo, le mouvement syndical devrait s’inquiéter du fait qu’une tranche supplémentaire de travailleurs pourrait être bientôt privée de son accès à une représentation syndicale forte du fait de la stratégie émergente du GMB qui consiste à signer des accords épouvantables sans aucun mandat de la force de travail concernée.

Troisièmement, dans quelle mesure les travailleurs menant ces grèves chercheront-ils à fusionner leurs revendications immédiates sur le lieu de travail avec des revendications de classe plus larges dans le cadre d’un mouvement politique ? Nous vivons un moment politique fébrile : la purge de la gauche socialiste du parti travailliste et, en fait, de la sphère publique plus large post-Corbyn, avait réussi à provoquer deux longues années de démoralisation. Mais la crise du coût de la vie semble contribuer à un changement de la température politique. Le nombre de grèves est en hausse et bon nombre des participants à ces grèves établissent clairement un lien entre les raisons de leur action et un ensemble plus large de revendications politiques. Des campagnes telles que Don’t Pay et Enough is Enough - bien qu’elles présentent actuellement des revendications relativement limitées - ont le potentiel de se développer dans des directions intéressantes.

C’est sur cette troisième question que les militants politiques situés en dehors des CF pourraient vraiment avoir un impact. En établissant des liens avec les travailleurs et en créant des coalitions de soutien qui peuvent agir pour amplifier leur influence, un petit nombre de personnes sur le terrain peut offrir un point de connexion vital entre un lieu de travail et un mouvement plus large.

À l’instar des Gilets Jaunes qui ont bloqué les CF en France et forcé Amazon à concéder une augmentation de salaire, les supporters ont un rôle important à jouer. Dans une période de relative fragmentation politique, de petites initiatives comme celle-ci peuvent jeter les bases de projets plus conséquents dans les mois à venir.

[6]: Auteur de plusieurs ouvrages dont assez récemment, On New Terrain, How Capital is Reshaping the Battleground of Class War (Haymarket Books, 2017). NdT


  1. Pour en savoir plus sur la façon dont nous voyons la composition de classe, voir Enquête ouvrière et composition de classe 

  2. En anglais giant fulfilment centre (FC) 

  3. (Pour voir l’ensemble des articles publiés sur ce sujet, cliquez ici 

  4. Fulfillment Centers, Centres de distribution, nom donné par Amazon à ses entrepôts 

  5. Militant de gauche, universitaire et spécialiste du mouvement syndical britannique. NdT 


author

Callum Cant (@CallumCant1)

Callum Cant is the author of Working for Deliveroo and a postdoctoral researcher at the Oxford Internet Institute. His research focuses on Artificial Intelligence in the workplace, and how technological change interacts with worker self-organisation.